A l’école, on leur demandait ce qu’ils voulaient faire plus tard. Parfois, il fallait le dessiner ou bien il fallait le dire devant toute la classe. On avait la classique future vétérinaire, le fils à papa qui voulait être directeur comme son paternel, le cancre de la classe qui savait pas trop et il y avait Sean, qui se disait qu’il verrait bien. Le jeune Caglar de l’ école élémentaire était alors à mille lieux d’imaginer qu’il serait un jour à la tête d’un gang, sur une île dans le Pacifique.  Comme quoi, c’est marrant la vie, des fois. Il lâche des yeux l’écran de son téléphone portable, visiblement agacé par le message qu’il vient de recevoir. Même s’ils se partagent la lourde responsabilité de régner sur un gang, Sean aimerait parfois que sa soeur se colle la diplomatie au lieu du côté marrant et violent. Elle, au moins, elle n’a pas à faire des ronds de jambe auprès des autres. Mais être diplomate est nécessaire s’ils veulent survivre. Se mettre des flics dans la poche ainsi que des gens friqués, c’est toujours plus arrangeant quand on a besoin de quelqu’un pour couvrir ses arrières. Un échange de bons procédés pour avoir ce qu’il veut : toujours plus de pouvoir.  Mais il y a parfois des obstacles en travers de son chemin, comme des contrats juteux qui s’annulent, des cargaisons importantes qui leur passe sous le nez et des clients mécontents qui parfois, font machine arrière sans raison. Et le sms qu’il vient de recevoir annonce l’échec de certains des gars qu’il a envoyé pour faire parler un ennemi. Il va devoir envoyer Hailey, qui n’a pas son pareil pour arracher les vers du nez du plus récalcitrant.

Leur victoire écrasante sur les Scorpions les a propulsés sur les devants de la scène et ils ne se sont pas fait que des amis. Des rumeurs parlent d’un autre gang qui les menaceraient, obligeant Sean à redoubler de prudence pour les actions planifiés. Et puis, il y a les émergés. Si Sean serait le premier à protéger un émergé membre de son gang s’il le découvrait, il serait également le premier à vendre celui qui fourre son nez dans ses affaires sans y être invités. Parce que les affaires sont les affaires et qu’il n’a pas besoin que des gens à pouvoir viennent le gêner. Il range son téléphone dans sa poche, fait craquer sa nuque et se redresse quand un groupe s’approche de lui. L’échange est bref et concluant. Mais il n’arrange pas son humeur car on vient de lui annoncer un nouvel échec. Une bien mauvaise journée pour le Caglar qui doit réfléchir aux conséquences qui risquent de se profiler. Il congédie les Reapers et décide que c’est le moment idéal pour aller fumer une cigarette et prendre l’air. Il a besoin de souffler pour digérer un échec cuisant, une opportunité qui vient de lui glisser entre les doigts car il n’a pas pris tous les paramètres en compte.

Il se rend compte à mi-chemin qu’il a oublié son briquet et jure entre ses dents pour faire demi-tour. C’est une bonne journée. Une très bonne journée, tout à fait. Deux échecs de suite, un briquet oublié et quoi, maintenant ? Quelqu’un qui se sert dans les armes visiblement, à en croire la silhouette qui lui tourne le dos et qui attire son attention. Sean écarquille les sourcils. Alors ça, il arrive pas à le croire. Voilà qu’on les prend si peu au sérieux qu’on vient se servir chez eux, par-dessus le marché. Il serre les machoires, les poings et s’avance calmement vers la silhouette qui ne le voit pas arriver. Ça ne se passera pas comme ça. Et alors qu’il se tient là, prêt à en découdre, voilà que la personne qui fait comme chez elle lui se retourne en hissant son sac sur les épaules. Ses traits se dessinent et Sean fronce un peu plus les sourcils en reconnaissant ce visage qu’il n’a pas oublié. Bah tiens. C’est la résistante de l’autre fois. C’est quel niveau de culot, de venir se servir sur leur territoire ? Loin de se démonter, la jeune femme se permet même une remarque hilarante. Lui donnant de précieuses informations au passage, puisqu’elle n’a pas l’air de comprendre qu’elle est sur le territoire de son gang. Gang dont il est le chef. Il croise les bras, affichant un sourire carnassier, comme s’il n’avait pas d’armes pointée dans sa direction. Evidémment, il n’y a personne dans les environs quand il en a besoin.

-  C’est pas très malin de te pointer ici, ma belle.

C’est combien, la prime pour une émergée qui est recherchée sur toute l’île ? Beaucoup, non ? Le souvenir de leur dernière rencontre est encore cuisant pour Sean. A cause d’elle, ils avaient perdu une grosse somme. Il penche la tête sur le côté. Si elle croit qu’il a peur d’un flingue ridicule alors qu’il a l’avantage du terrain, elle se met le doigt dans l’oeil.

- Tu sais, j’aurais pu laisser couler la première fois. Mais te pointer sur mon territoire et voler mes armes, c’est un peu une déclaration de guerre, ça, non ?

Il hausse les épaules en levant les yeux au ciel, laissant retomber ses bras. Donnant l’impression que cette arme pointée sur lui ne l’inquiète pas outre mesure. Un sourire sardonique se dessine au coin de ses lèvres.

- Laisse-moi récapituler, si tu veux bien. Tu entres sur le territoire des Reapers, tu te sers dans leur armes et en plus tu menaces leur chef avec un flingue. Ça m’a l’air assez mal parti pour toi, ma jolie. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?

Dans son esprit, il calcule un plan. Un plan qui prend forme à chacun des mots qu’il prononce. Mais avant d’avoir recours à la violence, il préfère utiliser ce qu’il sait faire de mieux, manier les mots. Même si ce n’est pas l’envie de lui en mettre qui le démange. Ça fait deux fois. Deux fois qu’elle pense qu’elle va pouvoir s’en tirer à si bon compte en multipliant les provocations à son égard. Et Sean commence vraiment à être court de patience, là, tout de suite.

Son regard ne quitte pas la silhouette de la jeune résistante en face de lui. Passée la colère et l’impression d’avoir été pris pour un faible, c’est à présent de la curiosité qui anime Sean. Elle n’a toujours pas tiré, alors qu’elle a l’occasion de le faire. Pas bien sûr qu’elle aille loin en faisant ça, même avec ses pouvoirs, sans se prendre un retour de baton, mais elle n’a pas pressé la gachette. L’arme a donc plus un rôle dissuasif et défensif qu’offensif. Pour le tenir à distance et l’empêcher d’agir. Bien vu. Elle est loin d’être idiote, même si elle a pensé que c’était une bonne idée de venir se servir ici. Il garde tout de même à l’esprit qu’elle peut lui tirer dessus à n’importe quel moment si l’envie lui prend. On ne fait pas long feu en sous-estimant ses ennemis et en excluant le potentiel danger qu’ils peuvent représenter. Et ça, Sean l’a appris depuis bien longtemps.

Il pourrait la laisser filer. Il pourrait mais n’en a pas envie. Du moins pas comme ça. Car c’est la deuxième fois. Il soupire en haussant les épaules. Sean se doit de tenir ce gang d’une main de fer. Il se doit de se montrer sans pitié. Parce que ses ennemis sont partout et qu’il doit donner le change. On ne tient pas longtemps en se montrant gentil et conciliant avec tout le monde. Surtout face à quelqu’un qui a le culot de lui voler deux fois des choses lui appartenant. Il va devoir donc repenser à la sécurité et devoir affecter quelques uns de ses gars dans le coin. Son regard sonde Spencer, dont il connait le nom grâce aux avis de recherches. A première vue, elle ressemble à ce genre de fille innocente. Dont on ne se méfierait pas. Et c’est une erreur qu’on peut facilement commettre. Sean est bien placé pour savoir que les apparences sont trompeuses, puisqu’il excelle à ce jeu-là. Il est doué pour se faire passer pour quelqu’un qu’il n’est pas. Quelqu’un a deux visages. Le premier, souriant, conciliant et amical. Le second, sans pitié et calculateur. Cherchant à tirer profit de n’importe quelle situation se présentant à lui. Par exemple, attraper Spencer et la livrer aux autorités en sachant qu’elle est recherchée, ça lui vaudrait une bonne prime et une bonne réputation auprès des puissants. Mais d’un autre côté, il aurait davantage à y gagner en la laissant dans la nature. Avoir Spencer en alliée lui serait amplement plus profitable.

- Désolé, ma belle, mais tu t’en tireras pas comme ça.

Il affiche un air faussement peiné en haussant les épaules.

- Si tu me tires dessus, le bruit de la détonation résonnera et alertera chaque membre du gang présents. Je doute que tu puisses réussir à t’en tirer aussi facilement, même avec tes pouvoirs. Il se décale sur le côté, non sans la quitter des yeux.  T’as besoin de tout ça pour quoi au juste ? Pour armer ton groupe de rebelle ?

Sean s’amuse un peu. Un peu beaucoup. Il doit lutter pour ne pas sourire de plus belle. Avec un soupir, il détache brièvement son regard de Spencer en s’approchant de la table, bien conscient de ce flingue pointé dans sa direction mais faisant semblant de n’y accorder aucune importance. Puis enfin, il prononce ce qu’il a en tête, le plan qu’il a tissé dans sa tête.

- Tu veux repartir avec ces munitions ? Très bien, je te les cède si tu me rends un petit service. Rien de bien sorcier. Tu fais ça pour moi et je te laisse repartir avec ce que tu as volé sans lancer mes gars à tes trousses. Et tu peux même emporter une arme de ton choix en gage de bonne foi. On est dans une impasse, donc autant tirer profit de la situation, pas vrai ? T’as tes munitions et moi, je suis débarassé d’un problème. Chacun y trouve son compte

Oui, ils sont dans une impasse. Ni l’un, ni l’autre ne veut céder et Sean ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction à l’idée de faire face à un adversaire difficile à vaincre. Il sort le grand jeu, joue des mots, des expressions faciales. Mais son interlocutrice ne marche pas. Elle ne se laisse pas atteindre par ses tentatives de manipulation. Quelque chose en Sean s’éveille. Une curiosité. Un intérêt. Spencer a l’air jeune. Un visage de poupée, une innocence apparente. Juste apparente. Mais ses yeux trahissent qu’elle a vu plus de choses dans sa vie que n’importe qui. Qu’elle est loin d’être aussi insouciante qu’elle le laisse paraître. Après tout, n’a-t-elle pas une arme braquée sur lui ? N’a-t-elle pas une détermination sans faille, pour venir lui voler ses affaires par deux fois ?

Un autre sourire se dessine sur les lèvres de Sean à sa remarque, se prêtant au jeu. Cette affaire s’annonce intéressante. Son instinct lui souffle qu’il n’est pas au bout de ses surprises. Que chacun peut obtenir quelque chose de l’autre. Et elle le comprend également, quand elle explique qu’elle n’aurait aucun intérêt à lui tirer dessus. Précisant qu’elle n’a pas besoin d’un flingue pour lui faire sa fête. Sans bouger, Sean garde son expression impassible. Bien sûr qu’elle n’en a pas besoin. Il le sait. Ce n’est qu’un danger de plus auquel il s’expose depuis qu’il est à la tête des Grim Reapers avec Hailey. Se retrouver face à un émergé, ce n’était qu’une question de temps, au final. Pourtant, il sourit. Admirant presque la détermination sans faille de Spencer. Comme il s’en doutait, son jeu d’acteur ne prend pas sur elle.

- On me l’a déjà dit, oui, déclare Sean avec un léger sourire.

Néanmoins, sa proposition est intéressante. Elle a vu plus loin que lui et il est forcé de l’admettre. Il est dans son intérêt de l’avoir dans son camp comme il est dans celui de Spencer de l’avoir comme allié. Il s’adosse à la table en croisant les bras, plantant ses yeux dans les siens.

- Là, on parle affaire.

Il ne sait pas où ça peut le mener. Peut-être que ça pourra se retourner contre lui. Pour la première fois, Sean n’arrive pas à anticiper. Totalement désarmé et pris de court, sans pour autant vouloir l’admettre à cause de son orgueil démesuré. Mais pourquoi pas, après tout. Les dons de Spencer peuvent s’avérer utiles sur bien des points. Quant à lui, il sait qu’il n’aura pas le moindre mal à se fournir en marchandise pour elle. Un service rendu pour un autre. Un marché, entre deux personnes qui refusent de lâcher le morceau. Presque comme un traité de paix.

- Très bien. On peut partir sur du freelance. Montre-moi que tu es si douée qu’on le prétend et je peux peut-être faire appel à tes services en échange de vivres pour toi et tes amis. Tu pourras te balader librement sur le territoire sans que mes gars t’interpellent. Cela ne veut pas dire que je te fais confiance tant que j’ai pas la preuve que tu ne vas pas me la mettre à l’envers mais je suppose qu’il en est de même pour toi, pas vrai ?

Il déteste les imprévus et ne pas savoir anticiper une situation. Il a pour habitude de tout calculer, de penser au moindre détail. Mais pour une raison inconnue, l’inconnue dans l’équation que représente Spencer titille sa curiosité. Cultive son goût du risque. Elle est dangereuse, ça, il le sait. Il a conscience qu’il ne doit pas baisser sa garde en sa présence, car c’est toujours des visages angéliques que la vrai menace provient. Il a eu un bref aperçu de ce don elle est capable. Un adversaire à garder à l’œil et à ne pas négliger. Cette idée de faire un deal est peut-être une décision trop dangereuse comme elle peut être la meilleure qu’il ait prise. Il ne sait pas où ça va le mener et ça l’effraie un peu. Mais il ne le montre pas. Jouant au mec sûr de lui, pour induire l’autre en erreur. Il ne peut pas se permettre d’afficher ses doutes.

Elle ne lui fait pas confiance non plus, c’est parfait. Le complimentant au passage, ce qui lui arrache un haussement de sourcil. Ils sont deux adversaires, face à face, reconnaissant chacun l’intelligence et les capacités de l’autre. Comme si une sorte de respect mutuel se tissait entre eux. Il décroise les bras, toujours adossé au bureau. Il écoute ce qu’elle a à dire en penchant la tête sur le côté. L’observer ? A-t-il une tête d’examinateur ? Il ne se rend jamais lui-même sur le terrain, sauf dans certains cas. Il n’est pas du type frontal, loin de là. Ce n’est pas pour rien que c’est lui qui s’occupe de la diplomatie quand sa sœur gère tout ce qui est combat et entraînement. Des jumeaux, c’est elle la plus forte physiquement. C’est un truc des filles de cette famille. Malik étant l’exception, puisqu’il est un homme d’action, contrairement à Klaus et Sean qui eux, sont plus dans la réflexion. Alors que son regard s’arrête une nouvelle fois sur Spencer, Sean secoue doucement la tête pour lui-même. Elle a l’air sure d’elle et de ce qu’elle sait faire. Le genre qui n’a rien à prouver à personne. Ce qui peut facilement conduire à pécher par orgueil. Sans répondre, il se contente alors de sourire.  Il n’est pas au bout de ses surprises avec elle, il en est à présent persuadé.  C’est un fait indéniable.  

Sous son regard acéré, elle s’approche et lui tend l’arme qu’elle lui a subtilisé. En gage de bonne foi, qu’elle dit. Un demi-sourire se dessine sur les lèvres de Sean qui ne bouge pas. Méfiance démesurée ? Prudence ? Les deux ? Comme pour lui donner raison, il la voir changer une partie de son corps en glace. Et lutte pour ne pas avoir l’air surpris. Faire celui que ça n’étonne pas. Stoïque et pas impressionnable. Bien qu’en effet, cette vision provoque un effet de surprise en lui. Une alarme silencieuse dans sa tête, qui lui hurle de se méfier. Elle prétend que c’est pour couvrir ses arrières. Logique. Chacun se méfie de l’autre, après tout. Il hoche alors simplement la tête, toujours méfiant. Si elle décide de le congeler ici, c’est fini pour lui. Et il ne pourra rien faire pour l’en empêcher, lui, le simple humain. Mais ils ont un deal. Un deal qui leur sera profitable à tous les deux, si chacun le respecte. Il peut sentir le froid qui se dégage de la peau de Spencer rien que de là où il est, ce qui en dit long sur ce qu’elle est capable de faire.  Il dépose son bien à côté de lui, sans la quitter des yeux.

- On a un deal.

Et c’est seulement là que Sean tend la main pour signer ce pacte entre eux, sans savoir où tout cela va le mener. Et c’est froid. Il fait de son mieux pour ne pas grimacer.

- Je pense qu’on va faire du bon travail ensemble.

Un sourire, à son tour. Une alliance improbable qui vient de se sceller, dans l’intimité de cet entrepôt.  Il s’écarte enfin et recule d’un pas. Attrapant son téléphone par la même occasion. Il doit dès à présent prévenir les membres des Reapers de laisser passer Spencer sans tenter quoi ce soit contre elle. Du moins, pas tant qu’il n’en a pas donné l’ordre. Tout en tapant le message d’une main, il finit par lever les yeux vers elle.

- Viens me trouver quand tu seras prête à commencer. Tu es libre de partir et de revenir, mes hommes ne feront rien.

Il se retient d’ajouter un pour l’instant. Spencer est intelligente. Il n’a pas besoin de le dire, elle s’en doute probablement. Elle est le genre de personne à savoir lire entre les lignes.