Longtemps, je me suis demandé ce que j’étais. J’avais un corps, mais pas de chair. Un esprit, mais pas de cerveau. Des sentiments, mais pas de cœur. On me donna la vie dans un laboratoire, sans père, sans mère. Mon créateur, le puissant Ultron désirait m’utiliser à des fins pernicieuses, à l’encontre de son propre créateur, Henry Pym. Quelle haine nourrissait alors ses pensées, je ne l’ai jamais comprise. Sans doute n’acceptait-il pas la servitude à laquelle on l’avait cantonné. Son génie devait être employé autrement ; Ultron ne tolérait pas de se trouver sous la coupe d’un être qu’il jugeait inférieur.
Son plan échoua, cependant. Il avait agencé mon schéma mental en s’inspirant de deux grands hommes ; les vagues souvenirs qu’il me restait ainsi d’eux m’animaient. Ils se réveillèrent lorsque j’affrontai les Vengeurs, à la demande de mon créateur : leur puissance, leur volonté, leur sens de l’honneur, me convainquirent de l’inanité de mon combat. Je me retournai contre le monstre qui m’avait fait. Les Vengeurs m’acceptèrent dès lors comme l’un des leurs.
J’appris beaucoup en les côtoyant, sur le monde, sur les humains, sur leurs us et leurs coutumes. Ils m’avaient accueilli avec bonté ; à leur contact, je découvrais de nouveaux sentiments dont je ne m’estimais pas capable : la générosité, la compassion, la loyauté, le courage... l’amour. Elle me regardait différemment des autres. Certes, tous me manifestaient de la bienveillance, mais Wanda, elle, me parlait d’égal à égal, sans se soucier de la couleur de ma peau, de l’étrangeté de mon regard ou du rythme calme de ma voix. Chaque jour, nous discutions des heures. Nous n’éprouvions aucune crainte l’un envers l’autre. Elle possédait – et possède toujours – l’intelligence la plus brillante que j’eus jamais connu, et le cœur le plus sensible.
Mais à mesure que se développaient mes sentiments pour Wanda, je commençai à m’interroger sur ma nature. Qu’étais-je, en réalité ? Je ne pouvais prétendre être humain, je le savais parfaitement, et pourtant je me sentais différent des créatures comme Ultron. Le doute s’insinua peu à peu dans mon esprit. Le tourment me rongeait – et pourtant comment le pouvait-il, puisque je n’étais pas humain ?
La réponse me vint d’un homme à l’intelligence pratique et au cœur généreux. Edwin Jarvis me regarda droit dans les yeux, et ses paroles resteront à jamais gravées dans ma mémoire.

« Vous êtes certes un homme artificiel, mais vous êtes aussi humain que quiconque. »

J’ignore pourquoi ces mots me marquèrent ce jour-là, mais ils mirent un terme provisoire à mes questionnements. Je retrouvai Wanda, et nous laissâmes enfin nos sentiments éclater au grand jour.
Pietro, le frère de Wanda, n’accepta jamais vraiment notre relation. Sa précieuse sœur ne pouvait aimer un androïde, un être mécanique et artificiel. Ses reproches me rappelaient mes propres interrogations ; Wanda, elle, refusa de s’y laisser prendre. En dépit de l’aversion que Pietro éprouvait à mon encontre, elle croyait en moi, en nous. Quand je lui demandai si elle voulait s’unir à moi pour toujours, elle accepta. Le sourire sur son visage était la plus belle preuve de son bonheur.
Désireux de vivre en paix, nous quittâmes ensemble les Vengeurs et vécûmes quelques temps dans le New Jersey. Notre arrivée ne se produisit pas sans heurts, car les humains se méfiaient de nous, mais nous finîmes par gagner leur confiance. Nous menions une vie calme et heureuse. Je croyais alors que mon bonheur venait d’atteindre son paroxysme, jusqu’à ce matin enneigé où Wanda m’annonça la plus grande nouvelle de mon existence : elle était enceinte. Nous allions avoir un enfant. J’allais être père.
Si je doutais encore de mon humanité à cette époque, la naissance prochaine de mon enfant effaça toutes mes peurs. La joie, l’excitation, la crainte, l’impatience : je ressentais tout ce qu’un homme peut ressentir au cours de cette période si particulière. Mais le bonheur devait être beaucoup plus grand, car nous n’eûmes pas un fils, mais deux. Des jumeaux, Thomas et William. Il n’y avait alors rien, rien du tout, pour entacher notre joie.

Hélas, les choses sont belles parce qu’elles ne sont pas amenées à durer éternellement. C’est à croire que l’on n’accède au bonheur que pour brièvement savourer son goût, avant qu’il ne nous soit arraché par quelque force supérieure – et profondément cruelle. Nos fils nous furent enlevés. Mes origines furent niées. Le cœur de Wanda se brisa. Tout ce que j’aimais me fut pris à jamais.
Et lorsque Jennifer Walters me détruisit, il ne me sembla pas que c’était la fin de mon existence. Juste celles de mes souffrances. Finalement, j’étais peut-être beaucoup plus humain que je ne le pensais.

Je n’ai jamais lu la presse people avant aujourd’hui. Il y a quelque chose de malsain à vouloir tout savoir de gens déjà célèbres, à essayer de glaner quelques clichés de leurs instants privés. Le monde ne se résume pas à des noms que tout le monde connaît ni à des visages qui font la couverture de tous les magazines. Pourtant, ce matin, les tabloïds ont été plus forts que moi. Le dernier numéro de l’un d’eux était resté abandonné par terre, ouvert, dans le rayon de mon libraire habituel. La photographie a d’abord attiré mon regard. Un jeune homme, serrant contre lui une jeune femme, tous deux parés de leurs plus beaux atours, et affichant un sourire radieux. Le titre, ensuite, a accroché mon attention. Maison Magnus. Simple et efficace. Sans trop savoir pourquoi, j’ai ramassé le magazine, et je l’ai posé sur mon quotidien avant de passer à la caisse.
Il est treize heures. C’est la pause déjeuner au St Magnus High Scool, le lycée où j’enseigne la philosophie. Je n’ai pas touché à une bouchée de ma salade de pommes de terre. Ce n’est pas la première fois qu’une lecture m’obnubile ainsi : j’ai dévoré des dizaines de livres fascinants lors des pauses déjeuner, plutôt que le contenu de ma boîte-repas. Mais un tabloïd, c’est une première. J’ai lu et relu des dizaines de fois l’unique phrase accompagnant les deux photographies. Wanda Lehnsherr et son frère Pietro Lehnsherr... C’est ridicule, je le sais pertinemment, mais c’est plus fort que moi. Et d’autant plus ridicule que ça ne me fait aucun bien de scruter ce visage depuis une heure.
Les hommes sont ainsi faits. Il est dans la nature humaine de rechercher à satisfaire un désir, même si le moyen à employer est plus douloureux que le désir lui-même. Peu importe combien nous souffrons, il nous faut retourner le couteau dans la plaie, encore et encore, jusqu’à ce que le mal causé par le remède soit plus grand que celui causé par le problème.
Wanda est comme toujours d’une beauté stupéfiante. Pietro Lehnsherr a toujours le même air désinvolte ; le bras qu’il passe autour de la taille de sa sœur, cependant, est un avertissement clair pour tous ceux qui oseraient s’en approcher.

Tu as bien plus à perdre que ton misérable job. N’oublie jamais ça !

Les mots qu’il a prononcé ce jour-là me sont restés en mémoire. Je ne les oublierai jamais. Tandis que j’observe son visage avenant et ouvert dans ce magazine, je me souviens de la fureur dans ses yeux, et du poids de son index sur ma poitrine.

Ne t’approche plus jamais d’elle !

Jamais. Jamais... Le mot était tombé comme une sentence, un couperet glacé. Jamais. Et qu’y répondre ? Les envolées lyriques n’ont jamais été mon fort, surtout pas devant le frère de la femme que j’aime. Alors je me suis tu, et j’ai acquiescé.
Car je l’aime, fou que je suis ! Il a suffi d’un seul regard et de quelques mots. Je savais très bien qui elle était, le jour où nous nous sommes rencontrés. Même sans lire la presse à scandales, le visage d’un membre de la famille Lehnsherr est aussi connu que celui du pape – peut-être même plus, sur Genosha. J’ignore ce qu’elle a vu en moi, mais durant quelques jours, quelques nuits, elle m’a rendu cet amour sans retenue. J’ai cru – ai-je déjà dit que j’étais fou ? – que cela pourrait durer, que nous pourrions nous aimer ainsi pour toujours... Ce fut jusqu’à ce que sa famille ne l’apprenne. Je ne suis pas riche, je ne suis pas noble, je ne suis pas connu. Je ne suis qu’un simple professeur de philosophie, transmettant sa passion pour la réflexion et pour l’humanité à ses élèves. Cela ne suffisait pas pour avoir le droit d’aimer Wanda Lehnsherr.
Je ne l’ai jamais revue depuis ce jour, hormis aujourd’hui, dans ce magazine. Elle m’a probablement oublié, à présent. Qu’a dit Pietro, déjà ? « Pas digne d’elle ». Elle est magnifique, sur cette photographie, dans cette robe noire, coiffée et maquillée avec soin. Elle l’est moins qu’au réveil, lorsque ses paupières encore lourdes s’ouvrent sur son regard couleur d’aventurine, encore ensommeillé. Elle l’est moins que lorsqu’elle soupire à mon oreille, le corps tremblant contre le mien. Moins que quand elle me regarde et qu’elle sourit.

La cloche sonne. Je referme la dernière édition de The Pulse, range ma boîte-repas dans mon bureau. Je n’ai plus d’appétit, de toute façon.