T’as peu d’amis, mais ça veut pas dire que t’en as pas. La plupart du temps, quand tu n’es pas en train de bosser, tu préfères rester chez toi à bouquiner, ou mieux, aller à la plage pour le faire. Il y a bien la salle de sports aussi, mais tu ne t’y rends que certains jours, un peu comme un rituel. Tu as pris l’habitude de te garder certaines soirées pour toi, des soirées que tu sacrifies volontiers pour rendre visite à tes potes. Parfois sans les prévenir.

Ce soir-là, c’est exactement ce que tu fais. T’as pas envie de rester chez toi à gloomer à propos des mots que tu as eu avec un de tes collègues. Tu l’adore ce mec, mais tu t’es foiré sur toute la ligne, et parce que t’avais trop bu, tu lui as tout renvoyé dans la gueule. Oh, tu le plains pas. Il te l’a bien rendu et si t’avais pas été aussi aviné t’aurais même pu kiffer. Ce que tu te détestes parfois.

Enfin, autant ne pas trop y penser, c’est exactement pour éjecter ces images de ton esprit que tu as pris ton courage à deux mains pour venir jusque dans cet immeuble. Quand t’arrives en bas, t’as du bol : quelqu’un sort tout juste et laisse la porte ouverte pour toi. Tu remercies la vieille dame avec un de ces sourires charmeurs dont tu as le secret, et tu te glisses dans l’entrée. C’est seulement une fois dans l’ascenseur que t’as un doute. Elle habite à quel étage déjà, ta pote ? Merde, tu sors vraiment pas assez. Pas vraiment convaincu, t’appuies sur le bouton du 44ème. C’est soit celui-là soit le 42. Mais y’a un 4. Au pire, tu te trompes et voilà.

Tu sors de l’ascenseur pour te diriger vers l’appartement 4413 — là t’es sûr, un appartement avec un 13, ça se retient — et frappe doucement à la porte. T’espères vraiment que c’est elle, ça t’évitera une bonne grosse honte, même si ça te priverait d’une petite anecdote drôle.

C’est quand la porte s’ouvre que tu te rends compte que les fleurs c’était peut-être un too much. T’essaies de les planquer mais visiblement trop tard…

— Oh bons…

Surtout qu’en fait, c’est pas elle. Tu t’es gouré et soudainement, c’est plus grave que ce que tu pensais. C’est la honte internationale même. Tu rougis, tu souris nerveusement, tu sais plus où te foutre et t’arrives même pas à bredouiller des excuses. Bravo.

Ouais, c’est clairement pas la personne que tu pensais derrière cette porte. Tu t’es trompé, et t’as l’air con avec ton bouquet. Tu essaies presque de te cacher derrière, dans un réflexe futile et un peu gamin. Le mec qui t’a ouvert sa porte n’a pas l’air bien frais, et c’est pas non plus un parangon de sexyness… C’est bête, mais si ça l’avait été, tu aurais peut-être été tenté de rester, juste pour rire. Non, à la place tu fais un mouvement de recul, et tu bredouilles une réponse à sa première question.

— Euh… Al… Alex.

Tu penses même pas à lui renvoyer la question, parce que ça t’intéresse pas spécialement. Du moins, pas avant qu’il balance une vanne qui te fait rire et détend soudain l’atmosphère. Un voisin secrètement amoureux ? L’idée est vraiment marrante, et la nervosité te fait craquer. Tu ris.

— J’habite pas dans cet immeuble, mais je veux pas pourrir tes espoirs…

Tu jettes un coup d’œil aux fleurs, ne sachant pas vraiment quoi en faire. Tu pourrais les garder avec toi et continuer à frapper à la porte des habitants de l’immeuble un peu au pif, mais tu as subitement une meilleure idée. Bien meilleure, même.

— T’aimes bien les lys ?

Avec un petit sourire, tu le regardes et tu lui tends à moitié le bouquet, avant de presque le reprendre. Pourquoi un tel cirque ? Parce que ça te fait marrer. Il faut bien que tu te venges de ce sentiment de honte que tu as d’abord eu… Alors tu en profites.

— Je te donne les fleurs si tu nous commandes une pizza.

T’as bien conscience de faire un truc totalement fou : ce mec pourrait être un trafiquant ou pire, mais tu te rassures en te disant que tu faisais partie de la Garde Rouge, et que tu pouvais toujours te démerder en cas de soucis. Au pire du pire, tu repartirais avec de nouvelles informations utiles pour ton boulot. Au mieux, tu allais te faire un nouveau pote. T’avais rien à perdre.

T’as pas l’habitude d’agir sur un coup de tête mais là tu peux pas t’en empêcher. Nebula ne t’attends pas, puisque tu ne l’as pas prévenue, et tu trouves que ce mec a l’air plutôt marrant. Pour une fois, tu te défait de ton côté asocial sans problème. Tu ris, et tu en rajoutes même une couche, signe que tu es, assez miraculeusement, à l’aise.

— Je fais 1m78, c’est pas assez grand ?

Tu souris et tu lui proposes les fleurs contre une pizza, chose qu’il accepte. C’est seulement à ce moment là que ta conscience se réveille. Tu vas entrer chez un mec que tu connais pas, pour manger avec lui… De quoi tu vas lui parler !? Tu hésites à mettre ça sur le compte de la pauvre bière que tu as bue il y a moins d’une demi-heure, par ennui, en attendant l’heure de partir. Tu dois vraiment pas tenir l’alcool, c’est pas possible.

Pourtant tu entres, tu observes le désordre qui règne dans cet appart, y trouvant matière à réfléchir. Tu détailles les objets qui traînent, comme pour en déduire les passe-temps de l’homme qui vit ici. Tu adores faire ça même si tu ne l’admets pas, car tu trouves cette activité beaucoup trop proche du voyeurisme, et le voyeurisme, c’est mal. C’est ce qu’on t’as appris, du moins. Tes yeux continuent à scruter ton environnement, fascinés par ce chaos qui est pour toi une mine d’informations. Tu sursautes presque en entendant de nouveau la voix de l’inconnu derrière toi.

— Kit, ok. Alors, voyons voir si on peut être potes… Tu mets quoi sur tes pizzas toi ?

T’as très envie de savoir s’il a les mêmes goûts en terme de ciné que toi, parce que maintenant que t’y penses, vous pouvez très bien vous poser devant un film.

Tu ne peux t’empêcher d’afficher un faux air indigné en entendant Kit te dire qu’1m78 était dans la moyenne. Te tournant vers lui, tu arques un sourcil, avant de hausser les épaules. Tu es loin d’être le plus petit au boulot, et même s’il y a plein de gens qui sont effectivement plus grands que toi, c’est pas souvent de beaucoup.

— La moyenne haute alors !

Tu ris doucement pour montrer que ce n’est qu’une plaisanterie, même si te faire traiter de moyen te laisse un goût amer. Serait-ce ton égo qui se rappelle à ton souvenir ? Tu préfères ne pas y penser, et te plonger dans l’observation de l’antre de ton hôte improvisé. Évidemment, il le remarque. Tu n’es pas vraiment du genre subtil…

— On peut savoir un tas de choses rien qu’en observant… Mais si ça te gêne, j’arrête. Je sais pas, je trouve ça fascinant.

Tu hausses de nouveau les épaules. Ce n’est pas bien important, dans le fond, ou alors beaucoup moins que de savoir ce qu’on va mettre sur ces pizzas. Fromage et viande ? C’est parfait. Tu arbores un large sourire et tu hoches la tête.

— Bacon ? J’adore le bacon et la sauce barbecue, perso.

T’en salives déjà, toi qui réalise à quel point tu as faim. Au pire, au lieu de prendre une pizza géante, c’est chacun la sienne : t’as vraiment les crocs… Attendre le livreur promet d’être une belle torture. Heureusement, Kit a la solution pour patienter — et aussi pour manger, parce qu’il faut pas déconner. Une soirée pizza… et ciné ! Ton regard s’illumine instantanément :

— Ouais carrément ! T’as des films d’horreur ? Ou alors un bon nanar…!

Il n’y avait rien de mieux pour se lier d’amitié que de rire ensemble d’un film si nul qu’il en devenait bon ! Tu hésites un moment avant de t’asseoir dans le canapé. Ayant retiré tes chaussures à l’entrée, tu en profites pour ramener tes jambes sous toi et t’appuyer contre l’accoudoir. Ouais, cet appartement est en bordel, mais tu te réalises soudain que ça le rend d’autant plus chaleureux.