Le retour à la maison s’était déroulé sans les heurts auxquels Remy s’était préparé. Les LeBeau avaient consenti à le laisser se débrouiller, non bien sûr sans avoir tenté une douzaine de fois de le convaincre de s’installer chez eux quelques temps. Remy n’aurait jamais pu accepter. Il adorait sa nièce, mais vivre en permanence avec un enfant, très peu pour lui. Et puis, Henri et Mercy avaient une vie bien à eux, rangée, posée, terriblement calme. Comment ramener une fille à la maison, dans leur nid douillet de petit couple bien établi ? Avec ce qui se passait entre Jean et lui, Remy n’avait pas la moindre envie de se retrouver enveloppé de ouate et chéri comme un enfant attardé. Un peu de solitude, l’appartement de sa voisine de l’autre côté du palier, voilà qui lui convenait très bien.
Il avait regagné son appartement avec l’aide de Jean lorsque les médecins avaient accepté de le libérer. La jambe plâtrée jusqu’à la cuisse, il évoluait avec un fauteuil roulant, et des béquilles quand il avait besoin d’un peu plus de praticité. Ce n’était pas particulièrement excitant, mais une chose était sûre : les filles adoraient prendre soin d’un handicapé – tout au moins temporaire. En réalité, et contrairement à ce qu’il avait craint, il n’avait même pas l’occasion de s’ennuyer. Quelques appels reçus sur son téléphone portable professionnel l’avaient un peu rassuré. On lui avait certes proposé deux missions exigeant des filatures, mais aussi deux autres qui pouvaient tout à fait se régler par des coups de fil et des recherches sur le net. Remy s’y était déjà attelé. La simple sensation de pouvoir faire
quelque chose l’avait un peu tiré de sa morosité.
Il n’avait pas encore repris contact avec Scott – celui-ci, d’ailleurs, n’avait pas donné signe de vie depuis sa fracassante révélation. Tant mieux. Remy n’éprouvait pas la moindre envie de lui parler pour l’instant. Ou en fait, si, au contraire, il rêvait de lui dire deux ou trois mots bien sentis, que la stupeur l’avait empêché de prononcer la dernière fois, tels que « sale con » ou « enfoiré ». Mais au lieu de tout cela, en hésitant à adresser un message à sa « Biscotte » – rangée à B –, son regard s’était posé sur le dernier nom enregistré en A.
Anna.
Avec tout ce qui s’était passé ces derniers temps, Remy n’avait même pas repris contact avec la jeune femme. Soudain, à revoir ce nom écrit en quatre petites lettres toutes simples sur son écran, il ressentait la furieuse envie d’envoyer valser son ordinateur, son fauteuil roulant, Scott Summers et tout le reste. Le changement, voilà exactement ce dont il avait besoin. De se changer les idées. De percer un mystère bien plus fascinant que tout le reste, un mystère dont personne dans son entourage n’avait encore eu vent.
«
Bonjour. C’est Remy LeBeau. »
Une curieuse sensation l’avait pris au creux de l’estomac en entendant la voix d’Anna. Elle n’avait pas eu l’air ennuyé de son appel – sans trop savoir pourquoi, Remy avait craint de l’importuner. Il s’était passé un moment depuis cette séance de self-défense. Le détective en gardait le souvenir d’un corps à corps plutôt sensuel, même si, en réalité, il avait fini plus souvent par terre que contre la redoutable Anna.
Est-ce que ça lui plairait, de boire un verre en ville avec lui ? Oui. Volontiers. Ce soir ? Ça tombait plutôt bien : elle n’avait rien de prévu. Alors vingt heures, au Jarvis ? Noté. Remy avait raccroché, un sourire de collégien étalé sur les lèvres.
Bien sûr, après cela, était venue la déconvenue : le plâtre était certes un appât à filles, mais il était impossible de s’habiller avec ça. Exit les pantalons près du corps, ceux qui lui faisaient des fesses de rêve ou l’impression qu’il était immense ; il rentrait seulement dans des survêtements, et niveau sex-appeal, c’était plutôt au ras des pâquerettes. Ni une, ni deux. Rasséréné par l’état de ses finances à l’avenir, le détective avait appelé un taxi et enfourché ses béquilles. Il n’aimait pas particulièrement le shopping, mais pour plaire à une jolie fille, il était même prêt à une manucure – il se contenta cependant d’un pantalon ample qu’un vendeur un peu trop empressé l’aida à enfiler. Une nouvelle chemise plus tard, un tour chez le coiffeur pour reprendre forme humaine, et Remy était enfin redevenu LeBeau.
Impatient, peut-être, ou repassé au stade d’adolescent, il arriva au rendez-vous avec quinze minutes d’avance. Il avait acheté un petit bouquet d’orchidées roses d’un goût exquis, qui lui avait coûté les yeux de la tête. La fleuriste lui avait jeté un regard amusé avant d’évoquer brièvement le langage des fleurs. Remy n’y entendait rien. Il trouvait juste les orchidées jolies.
Et Anna arriva enfin – peut-être avec la minute de retard consentie aux femmes. Appuyé sur ses béquilles, Remy se sentit sourire et tâcha d’y mettre son brin de charme habituel.
«
Bonsoir, ma chère*. Ça faisait longtemps. »
Anna était, comme à son habitude, ravissante de naturel. Elle possédait cet éclat insolent de celles qui n’abusent d’aucun artifice, qui les dédaignent souvent et haussent les épaules si on leur en parle, et qui pourtant sont d’une beauté évidente. Au fond de ses yeux clairs pétillaient une lueur farouche, rebelle – Remy adorait ça. Il lui tendit les orchidées d’un geste maladroit, gêné par ses encombrantes nouvelles jambes.
«
Vous êtes ravissante », ajouta-t-il avec un sourire enjôleur.
Le mystère dont elle s’enveloppait y était sans doute pour beaucoup, mais il n’y avait pas que cela. Quelque part, dans un coin de son esprit, le cajun ressentit une fois de plus la curieuse impression de la connaître déjà, et que rien de ce qu’il découvrirait d’elle ne pourrait le surprendre. Même s’il mourait d’envie de la dévoiler peu à peu... et pas seulement en termes de petits secrets.
«
L’endroit vous convient ? J’suis désolé pour mon manque de galanterie, mais j’vais devoir vous demander de me tenir la porte », continua-t-il, désignant ses béquilles d’un geste du menton.
Il plongea son regard dans le sien, dévia sur ses lèvres et la courbe de sa joue. Foutu plâtre.
* Mots prononcés en français.© Grey WIND.
Ma couleur RP : #666699